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Le chant des élytres (avec audio)

Samedi 1er mai, neuf heures du soir. Sous les tropiques, la nuit est tombée depuis longtemps.

J’ai installé mon bivouac dans le seul espace où c’était envisageable. La végétation est tellement dense, qu’il m’était totalement impossible d’accrocher mon hamac entre deux arbres — mais quels arbres ? tout n’est que broussaille. Sur une crête, qui fait office d’infime belvédère au-dessus de la vallée que je viens de monter, seule une petite portion de l’ancien sentier, encore à peine dégagée, m’a permis de poser mon tapis de sol et mon sac de couchage. Après les violents efforts que j’ai fournis aujourd’hui, pour me frayer un chemin jusqu’à cette altitude par une pente inouïe, en suivant le sentier barrés d’épines, tout mon corps hurle pour me réclamer du repos. Mais le sol est tellement en pente, que je dois constamment veiller à ne pas rouler jusque dans les buissons. Malgré mon épuisement absolu, il m’est impossible de sombrer dans un sommeil profond.

La solitude est immense, infinie. J’ai eu la chance de pouvoir téléphoner à une personne qui m’est chère, pour me remonter le moral. Avoir du réseau dans un endroit aussi isolé est un véritable miracle technologique… J’ai pu pleurer au téléphone, et entendre sa voix réconfortante. Ça m’a calmée. Mais maintenant, je suis à nouveau seule dans la nuit, jusqu’au bout de moi-même.

Non… pas tout à fait : toutes les étoiles semblent chanter pour moi. Des milliers d’insectes nocturnes composent un chœur cristallin. Comme autant d’éclats de diamants éparpillés, fragments d’astres tombés en neige, les gouttes sonores recouvrent toute la forêt, les sommets, les crêtes, le fond des vallées. La montagne est illuminée par le chant des élytres.

De temps à autre, un puffin de Baillon, oiseau marin qui vient nicher dans les falaises, déchire cette symphonie. Il lance un cri d’alien, effrayant, provenant d’une autre dimension. Au fil de mes années de bivouacs, j’ai fini par aimer cet appel, à le souhaiter même. Je le trouve réconfortant.

En tendant l’oreille, je parviens à percevoir les aboiements ténus d’un chien, qui proviennent du village à plusieurs kilomètres en-dessous de moi. C’est l’unique trace auditive de civilisation qui parvient jusqu’à moi.

À trois cent mètres à peine au-dessus de moi, le pic que j’espère atteindre demain se dessine en ombre chinoise devant les constellations. Il est tellement proche et massif, que je pourrais presque le toucher du doigt. Pour y parvenir, je n’aurai plus qu’à traverser un plateau couvert de forêt qui se trouve à ma gauche, puis grimper jusqu’à la crête aussi mince qu’une lame de rasoir, qui mène au sommet aussi effilé qu’une pointe de flèche.

J’en suis persuadée : aujourd’hui, j’ai fait le plus dur. L’étape de demain sera vertigineuse, dangereuse même, mais rapide et facile. Je suis juste inquiète pour ma réserve d’eau, qui va bientôt être vide, alors qu’il n’y a aucune source à cette altitude.

Ce que je ne sais pas encore, en ce début de nuit, c’est que la forêt impitoyable de la Réunion, nourrie par des pluies tropicales diluviennes, s’est refermée sur la trace qui traversait autrefois le plateau. Le sentier n’existe absolument plus. Il me faudra deux heures pour progresser d’à peine six cent mètres, en forçant mon passage à travers des rideaux d’épines, de lianes et de buissons. Je n’ai pas pensé à amener mon sabre. Au moment où je réussirai enfin à retrouver l’ancien passage qui monte vers la crête, les bras en sang et le t-shirt déchiré, il sera trop tard. Je n’aurai plus d’eau et je serai complètement déshydratée ; je n’aurai plus d’autre choix que de boire dans une flaque d’eau pour survivre, et retrouver l’énergie de redescendre vers la civilisation.
Mais ça, pour l’instant, je l’ignore encore totalement. Je me sens bien. Bercée par le chant des étoiles, allongée sur le sol en pente, je me glisse enfin dans un demi-sommeil, à peine réparateur.

***

Photo non contractuelle : ce soir-là, j’étais tellement morte de fatigue, que je n’ai pas eu le courage d’en faire une seule. En revanche, j’ai pu réaliser un enregistrement audio de l’ambiance sonore correspondante, à écouter ci-dessous. Si vous l’aimez j’en ferai d’autres très volontiers, à suivre très bientôt !

Merci infiniment aux personnes qui soutiennent mon travail sur Tipeee : https://fr.tipeee.com/diane-rainard

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