La crête

Je suis entourée de vertiges. À travers mes larmes, je perçois le sentier et le soleil et les nuages et le vent.

Mon âme s’approche du bord de la crête, saute dans le vide. Elle se laisse tomber, puis se déploie, pour s’envoler encore plus haut. Elle part se réfugier dans la vallée suspendue dans le ciel qui, je le sais, se cache au plus profond du massif déchiqueté qui me surplombe. Un de ces jours, il faudra que je retourne la chercher, tout là-haut, dans ce secret inaccessible.

J’accepte de pleurer, pleurer, pleurer, tout ce qu’il faudra jusqu’à être complètement vidée. Mais le serai-je un jour ? J’en doute, tant je déborde de bonheur, d’accomplissement, d’épuisement, d’exaltation, de soulagement.

Ça y est, je suis enfin arrivée au bout. Au point culminant de mon voyage, commencé il y a six jours.

Pendant vingt ans, j’avais rêvé de cette crête mythique, sur le sentier Scout du cirque de Mafate. Alors que je pesais trente kilos de plus, je regardais, envieuse, les vidéos aériennes que d’autres personnes allaient y réaliser. Je fantasmais sur mes capacités physiques, m’imaginais soudainement en super héroïne des sentiers. J’ignorais alors qu’un jour, j’irais au-delà de cet objectif. Que je serais une vraie aventurière, comme j’en rêvais dans mon enfance.

Malgré une amélioration spectaculaire de ma condition physique, je ne suis pas, et ne serai jamais une grande sportive. Mon corps est plombé à vie par mon ancienne boulimie, les dépressions, les douleurs articulaires, et un équilibre hormonal précaire. Je suis en quasi-ménopause, et mon taux de testostérone est tellement bas, qu’elle est absolument indétectable par les labos d’analyses. À chaque descente de canyon, chaque remontée sur corde, chaque ascension de sommet, je pousse mon corps dans ses derniers retranchements. Je broie ma zone de confort, oscille en équilibre précaire sur le fil du rasoir métabolique. Mais c’est le prix à payer pour accomplir mes rêves…

Et c’est ce que je viens tout juste de faire. Cette crête, je ne voulais pas y accéder comme tout le monde — c’est à dire, en faisant la courte promenade d’une heure à partir de la route toute proche. Non, je voulais la mériter, être digne de sa grandeur. L’approcher avec révérence.

Je suis donc partie du niveau de la mer, loin très loin, tout là-bas, à l’endroit le plus éloigné qu’on puisse deviner sur la seconde photo. N’ayant pas les moyens de me payer des gîtes lors de mon trek, j’ai pris mon matériel de bivouac : hamac, tarp, duvet, tapis de sol, et trois jours de vivres. Avec mon matériel audio-visuel (appareil photo avec deux objectifs, enregistreur audio, et drone), mon sac pesait bien vingt kilos. Sur quinze kilomètres, j’ai suivi la Rivière des Galets, la grande porte d’entrée naturelle sur le Cirque de Mafate. Puis, j’ai commencé à monter, monter et monter encore, chaque jour un peu plus. J’ai échoué à l’un de mes objectifs, qui était d’atteindre le sommet du Piton des Calumets, un pic vertigineux se dressant en plein milieu du cirque. Réalisée en solitaire, cette expédition sur deux jours a failli tourner au désastre, et elle a prélevé un lourd tribu sur mes capacités physiques pour la suite de mon trek. J’ai ensuite traversé des lieux merveilleux, dont je me souviendrai longtemps. Puis, quatre mille mètres de dénivelé positif cumulé et trente cinq kilomètres plus tard, j’ai du mal à réaliser que je suis enfin en train de faire mes premiers pas ici.

Cette crête est une sorte de passerelle rocheuse naturelle, suspendue dans les airs. Le sentier, large de trois mètres, est bordé de brandes, comme des garde-fous pour m’empêcher de basculer dans le vide et m’écraser cent mètres plus bas. Droit devant moi, la trace semble vouloir s’élever vers le Morne de Fourche, le massif le plus sauvage et le plus secret de toute la Réunion. Mais je sais que le sentier bute à son pied, et oblique vers un col, pour rejoindre la route qui mettra bientôt un terme à mon voyage.

Le vent glacial balaie tout. Les nuages qui s’accrochent en vain aux dents du Morne. Les brandes qui oscillent furieusement en chœur. Mon sac qui manque de m’emporter à chaque rafale. Après les efforts que j’ai fournis, pendant six jours de manière ininterrompue, la montagne danse. Je suis comme ivre, de fatigue et d’émotion. Mon cerveau sature d’endorphines, je suis en pleine crise mystique. Du bout des doigts, je touche au caractère sacré des cimes, là où tant d’humains sont partis en quête de leurs divinités, ou conforter leurs croyances envers les esprits de la Nature. Je ne parviens plus à savoir si je suis réellement là, ou bien si j’hallucine.

Je suis encore submergée par cette solitude immense, infinie, à laquelle je ne m’habituerai peut-être jamais. Mais est-ce que je me serais autorisée à chialer autant, si je n’avais pas été seule ? Je laisse s’écouler mes sanglots en direction de la montagne. Une première vague d’empathie, d’amour, de réconfort envers moi-même. Puis, une seconde vague d’extase, de reconnaissance, de respect envers la cathédrale naturelle qui se dresse devant moi, et qui sera mon futur objectif.

Dans ma transe, je me gave de soleil, de vide, de vent, de toutes les nuances de vert qui s’étalent jusqu’aux sommets. Je veux graver ces détails, me souvenir de ce moment pour toujours, pour le reste de ma vie.

 

J’arrive à peine à trouver assez de force d’esprit, pour retirer mon sac. Sortir le drone. L’appareil photo. Réaliser quelques plans, avant que la couverture nuageuse ne devienne trop dense. Le repos attendra. À travers les larmes, je ne suis pas tout à fait sûre de cadrer et faire la mise au point correctement. Une photo devant moi en direction du Morne de Fourche, et une autre en me retournant pour montrer tout le chemin parcouru.

Voilà, ça y est, je peux enfin m’affaler par terre pour reprendre des forces, et avaler en vitesse un maigre repas. Dix minutes, pas plus. Il faut absolument que je parvienne à la route le plus vite possible, si je veux être de retour chez moi avant le couvre-feu, et dormir ce soir dans un lit…

***

Un immense merci aux personnes qui soutiennent mon travail sur Tipeee, et me permettent de continuer à vous faire rêver : https://fr.tipeee.com/diane-rainard