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La ravine

 

Ça fait bientôt deux heures que je remonte cette petite ravine secrète et sauvage dans la forêt, l’une des plus belles que je connais à la Réunion. Pour une frileuse comme moi, en plein hiver, l’eau me paraît glaciale, surtout quand je dois m’y immerger jusqu’aux cuisses. Pourtant, la fièvre et l’euphorie de la découverte me font complètement oublier le froid, et je ne parviens plus à m’arrêter dans ma progression, sauf pour faire quelques photos à l’occasion.

Avec peine, je traverse les longues feuilles d’une gigantesque touffe d’astéliacées (« ananas marron » en créole), qui m’empêchent de voir où je mets les pieds. À d’autres endroits, les plus lumineux, c’est l’herbe haute qui m’interdit de percevoir les trous entre les blocs rocheux, terribles pour les chevilles. La moindre erreur de marche peut se payer cher : deux semaines plus tard, au moment où je rédigerai ces quelques lignes, mon coude gauche se souviendra encore de la chute spectaculaire que j’ai faite il y a une heure, dans un toboggan de roche aussi glissante que de la glace. Mes chaussures antidérapantes sont spécialement adaptées au canyoning. Pourtant, elles sont impuissantes à assurer mon accroche, sur la fine pellicule biologique qui recouvre la totalité de la pierre humide, constituée d’algues et de bactéries. Pire encore, plutôt que me faire mal, je pourrais chuter au fond d’un bassin, l’appareil photo autour du cou. Ma hantise.

Parfois, je tombe sur un bras fossile de la ravine : un passage autrefois emprunté par l’eau, mais maintenant asséché. Enfin, « asséché », façon de parler… La plupart des creux rocheux sont quand même pleins d’eau stagnante. Ce liquide a une apparence surprenante. Il est parfaitement cristallin, tout en étant teinté d’un noir abyssal aux reflets rougeâtres. Le résultat évoque du thé infusé trop longtemps. Ce sont les tanins des feuilles et des branches en décomposition qui donnent cette couleur à l’eau. La végétation, beaucoup plus dense dans ces passages, est totalement gorgée d’humidité. Quel que soit le trajet que je choisisse, je serai trempée de toute façon. Mais ces anciens bras de ravine me font l’effet de véritables autoroutes : la forêt, qui n’a pas pu les refermer complètement, offre à point nommé des branches auxquelles m’accrocher, et la roche y est recouverte de mousse, sur laquelle je glisse beaucoup moins. Je dois malgré tout rester attentive à ne pas marcher sur une racine pourrie, pour me tordre la cheville un mètre plus bas…

Hors de la ravine et de ses quelques bras abandonnés, c’est le royaume de la forêt toute puissante, de la démesure végétale, d’une vie chlorophyllienne protéiforme. Aucun espace n’y est laissé vacant, même au plus profond de l’ombre. Fougères minuscules ou au contraire aussi grandes que des arbres, troncs tordus et fourchus, feuilles et lianes entrelacées, branches recouvertes de mousses et de sphaignes… Les milliards de plantes sont tout à la fois en train de se livrer une terrible compétition, immobile, silencieuse, impitoyable, pour s’assurer une place à la lumière, en même temps qu’elles tissent ensemble une symbiose magnifique, produisent un écosystème riche et merveilleux, qui leur permet à chacune de vivre selon ses besoins. Essayer de franchir ce rideau compact en trois dimensions serait possible, mais au prix d’un terrible effort. Vouloir progresser dans la forêt en passant par là, pour l’explorer, serait insensé.

Après plusieurs heures d’escalade sur la roche glissante comme un savon, la ravine prend de plus en plus des allures de petit canyon. Elle se creuse, s’entoure de murs verticaux, s’encombre d’énormes blocs érodés par l’eau. Je le sais, j’ai déjà trop pris de risques, trop ignoré les avertissements. Il ne pourrait guère m’arriver pire qu’une entorse de cheville, ou une fracture de jambe. Mais comme je suis seule, un tel accident, bénin en temps normal, pourrait devenir dramatique dans ces conditions. Je ne pensais pas m’aventurer aussi loin ; je n’ai pas pris assez de vêtements, et oublié ma couverture de survie. Être immobilisée plusieurs heures, en attendant d’éventuels secours, se finirait forcément par une hypothermie fatale. Dans un sursaut de lucidité raisonnable, je décide enfin de faire demi-tour. J’ai fait assez de photos extraordinaires pour aujourd’hui…

One Comment

  1. Extended Opportunity 3 mars 2024 at 8 h 42 min #

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